onur  aydemir blog
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Le Sentiment du Poète

Quand ai-je écrit mon premier poème ? En vérité, je ne m’en souviens pas. Mais j’étais encore à l’âge où l’on est un enfant lorsque j’ai pris conscience que mes poèmes étaient aimés. En dernière année d’école primaire, j’ai gagné un concours de poésie. Un concours et un prix, mais nous n’étions que des enfants, et je ne sais pas à quel point il fallait prendre cela au sérieux. Pourtant, les émotions que cette récompense a suscitées en moi sont encore aussi fraîches et vives qu’au premier jour. Mes amis s’étaient cotisés pour m’acheter un journal intime et un stylo-plume, afin que je puisse écrire davantage de poèmes. Est-ce pour cette raison, je l’ignore, mais aujourd’hui encore, j’utilise un stylo-plume. D’ailleurs, le mien n’a même plus de pompe que l’on puisse trouver ; je me suis renseigné tout récemment. Quel était le poème qui avait gagné le concours ? De quoi parlait-il exactement, quel thème célébrait-il ? C’est peut-être un peu embarrassant, mais à vrai dire, je ne m’en souviens pas non plus. Je me souviens seulement du bonheur que j’ai ressenti le jour où mes amis m’ont offert ce cadeau. Cet instant, ces sentiments, font ressentir à un être toute la profondeur de la vie, surtout lorsque l’on est un enfant et que la conscience, les émotions, sont dans leur pureté originelle, étincelantes comme un acier poli…

À mon sens, seuls les sentiments laissent une trace dans l’être humain. Je le pense encore aujourd’hui. Dans une vie, il ne reste qu’eux, et seuls eux méritent que l’on s’en souvienne, que l’on les ressente. Quel genre de jour était-ce ? J’ai la chance de m’en souvenir nettement, et bien sûr, encore une fois, uniquement grâce aux sentiments. C’était un jour de printemps. J’allais à l’école le matin ; pour reprendre l’expression de l’époque, j’étais du « matin ». Quand je suis rentré à la maison, il était midi, et l’on entendait au-dehors le murmure de la neige fondante. Voilà, c’est comme si je l’entendais à mes oreilles en ce moment même. Il y avait un air printanier, vif et piquant, comme on en rencontre rarement de nos jours, et les rues, où l’eau des blocs de glace brisés formait de petits ruisseaux, semblaient se nettoyer d’elles-mêmes en préparation de l’été approchant. Au-delà du pin devant la maison, les eaux s’écoulaient en torrents le long du chemin qui serpentait en bas de la colline. Le reflet du soleil leur donnait une image féerique, d’une grande brillance, non pas argentée, mais éclatante comme l’acier. Ce faisceau de lumière éblouissant, qui se reflétait sur l’eau, traversait la pièce pour tisser sur le mur badigeonné de bleu l’illusion de poissons jouant dans un bassin.

Je ne saurais décrire la beauté de ce jour…

Aujourd’hui, il semble qu’il ne reste de la vie que certains instants, et moi, même après tant d’années, je ne peux me souvenir que des sentiments, non des objets ou des événements. C’est pourquoi j’ai intitulé mon essai « Le Sentiment du Poète ». Pour moi, la chose la plus importante qui subsiste d’un poème est le sentiment. C’est l’empreinte qu’il laisse en vous. Cela fait un peu mal, car pour laisser une empreinte, il faut creuser profondément. Si votre sentiment est sincère, il trouvera d’une manière ou d’une autre un écho chez l’autre. Si vous avez ressenti une émotion sincère avec assez d’intensité, vous n’avez pas besoin de feuilleter longuement un dictionnaire ; vous l’exprimerez de toute façon. Si ce n’est pas avec un mot, ce sera avec un autre. Le mètre, la rime, les calculs savants, en somme, rien de tout cela n’est nécessaire. La vraie poésie commence là où tout cela perd son sens.

Je respecte les critiques. J’ai moi-même un petit côté critique. Les polémiques vives sont le sel de la littérature, elles sont indispensables. Néanmoins, dans la critique, je m’attache davantage au fond qu’à la forme, au sentiment que le fond suscite chez l’individu et à sa capacité à « contaminer » l’autre par son sens. Je rencontre parfois des critiques très dures, impitoyables. Qu’un mot n’ait pas été employé de telle manière mais de telle autre, quelle ignorance, voyez où en est arrivée notre langue. Bien sûr, nous regardons d’un air dépité ces gens négligents qui vous gâchent le plaisir, qui ont l’audace de s’arroger de grands titres sans maîtriser les subtilités de la langue qu’ils parlent… mais c’est tout. Notre seule réaction devrait être de faire la grimace et de ne pas les lire tant qu’ils n’écriront pas bien. Mais je ne mépriserais pas non plus celui qui écrit comme cela lui vient, et plus encore, celui qui façonne son capital linguistique sciemment, volontairement, selon le cri de son âme. Et il y a certains maîtres de la langue pour qui les règles et les normes n’ont plus cours. À ces maîtres-là, nous tirons notre chapeau…

J’ai probablement écrit des milliers de poèmes. Certains se sont perdus. D’autres, je les ai oubliés avant de pouvoir les écrire. Il y en a que j’ai vus en rêve. Je ne me souviens pas d’un seul jour où j’aurais pris une feuille et un stylo pour attendre des heures à mon bureau qu’un poème vienne. Il vient de lui-même. C’est toujours ainsi. Cela a toujours été ainsi. Les sentiments atteignent un point tel que vous ne pouvez plus les contenir. Même si vous les racontiez, il n’y a personne à vos côtés qui pourrait comprendre. C’est à soi-même que l’on se confie le mieux. On dialogue avec son âme. Pour moi, la poésie, c’est cela. Le dialogue de l’homme avec sa propre âme, sa conversation avec elle… C’est pourquoi la vraie poésie est si dense. On ne la comprend pas facilement à la première lecture. Et elle ne s’écrit certainement jamais avec facilité. Il faut l’extraire d’un endroit très délicat, caché au plus profond de votre être, comme si vous perciez un abcès. Le reste vient tout seul. Car en réalité, elle est toujours là. Peut-être ce poème était-il déjà écrit avant même votre naissance. Il n’attendait que ce jour, cette heure, pour se manifester. Et quand son heure est venue, il a jailli, a éclaté à la surface. Il est brûlant, car il a infusé dans les profondeurs ; il vous coupe le souffle, il vous consume. Il vous consume, et s’il y a un peu d’humanité dans le cœur de celui qui écoute, il le consume aussi. Ce que la lave est au volcan, ce que le marc est au café, la poésie l’est au cœur ; elle est chagrin, fardeau, poids. C’est pourquoi je dis que la poésie est l’essence de l’âme.

Quelle est la source du sentiment qui mène à la poésie ? C’est l’humain, le monde, la relation que nous construisons avec les autres et avec nous-mêmes, à notre manière, je crois. N’y a-t-il que les poètes qui vivent des émotions si intenses ? N’y a-t-il pas d’autres gens dans le monde qui bouillonnent ainsi de l’intérieur ? Bien sûr que si ; chaque être humain porte en son cœur, plus ou moins, ce sédiment, ce courant. Il le porte mais n’écrit pas, le porte mais en a honte et ne peut le dire à autrui, le porte et s’y noie, sans même en avoir conscience. La différence de degré chez celui qui écrit se situe là. Une fois qu’il a écrit, il sait qu’il ne peut plus faire autrement, qu’il ne peut plus vivre autrement. La flèche a quitté l’arc. De plus, plus il écrit, moins il peut s’arrêter, et plus son être intérieur s’embrase…

Le fardeau de la poésie est lourd. Ceux qui la lisent voyagent un instant vers des contrées lointaines, inconnues, qu’ils n’ont jamais vues, puis reviennent. Un nuage de brume passe devant leurs yeux. Un instant, quelques minutes tout au plus… Mais une partie de l’âme du poète est désormais retenue en otage dans cette contrée lointaine. Elle ne peut s’en aller et revenir facilement. Nous sommes toujours ainsi.

Il m’est souvent arrivé de pleurer en écrivant mes poèmes. Il m’est arrivé d’errer sans veste par une nuit d’hiver, tremblant, plié en deux comme un malade en proie à la douleur. Cela ne peut se savoir. Cela ne peut se comprendre. Cet univers a ses propres lois. Et ces lois, nous ne les connaissons pas encore.

Alors, de même qu’il y a des poèmes tristes, n’y en a-t-il pas de joyeux ? Les poèmes d’amour, par exemple, sont-ils toujours empreints de mélancolie ? Bien sûr que non. Nous avons des poètes qui savent se réjouir avec grâce. Il faut aussi apprendre d’eux à vivre, à être heureux. Mais le bonheur a d’autres langages. Le chemin du bonheur croise rarement celui de la poésie. Il sied mieux, à mon avis, à devenir chanson, danse ou peinture.

La poésie est le refuge d’autre chose. Elle respire dans les recoins les plus profonds de l’âme, là où les autres peuvent à peine pénétrer, dans les forêts de la mémoire, dans les coulées de lave. Là, elle cherche à se retirer dans sa coquille, à revenir à elle-même, à consoler son âme d’enfant. C’est là qu’elle cherche et trouve son secret. Elle parle, mais à elle-même, non pour que les autres la comprennent et partagent sa peine… De toute façon, tout le monde ne peut pas comprendre, ou alors chacun comprend à sa manière. Chacun, à chaque fois, comprend quelque chose. Mais si c’est de la vraie poésie, tout le monde comprend, sans même savoir comment. Celui qui entend un beau poème se sent comme s’il avait bu un thé très fort et merveilleusement parfumé. C’est cela ; c’est l’essence infusée du sentiment.

Le sentiment du poète est chose difficile. Plus difficile encore que le poème lui-même…

Le poète est l’homme qui ne peut pas respirer.

ONUR AYDEMİR

2025, ANKARA